Titre de la Thèse: De Sebastian Brant à Michel Foucault. Pour une histoire de la réception du Narrenschiff.
Date de début de la thèse: 2013
Directeur (trice): Marie-luce Demonet
Discipline: Littératures française et anciennes
Qu’est-ce que la « Nef des fous » ? Nous répondrions sans doute trop vite à cette question en disant qu’il s’agit simplement de la version française de l’ouvrage de Sébastien Brant paru en 1494. Une telle assimilation éclipserait en effet toute une histoire dont le Narrenschiff n’est que le point de départ. Quand en 1961 Michel Foucault fait de la Nef des fous l’emblème qui doit pour ainsi dire incarner sa thèse historique et philosophique sur l’expérience renaissante de la folie, il signifie une sorte de naufrage du Narrenschiff. Celui-ci devient, dans l’Histoire de la folie, une référence bibliographique vidée de son identité première au profit de significations autres. La thématique de la folie s’inscrit en effet chez Brant dans une tradition littéraire et iconographique médiévale (« Narrheit ») et lui sert surtout comme un leitmotiv tissant le lien entre les divers chapitres de l’œuvre, tandis que Foucault s’intéresse à la naissance de la folie en tant que maladie mentale. Mais Foucault est loin d’être le premier à se servir librement du « Themenkomplex » (complexe thématique) qu’offre le Narrenschiff. Depuis sa version latine de 1497 (Stultifera Navis), le texte de Brant a connu d’innombrables traductions, adaptations et variations : de la Nef des folz du monde de Pierre Rivière (1497) aux versions anglaises et néerlandaise, des Stultiferae naves de Josse Bade aux variations de Symphorien Champier (1502, 1503) ou de Robert de Balzac (1502). Le cas de la Nef des folz anonyme publiée en 1530 offre un terrain d’enquête particulièrement riche : il s’agira notamment de vérifier l’hypothèse de Mireille Huchon, qui l’a attribuée à Jean Bouchet tout en montrant ses implications dans l’œuvre de Rabelais. Il faudra interroger aussi la double nature du livre de Brant, composé de texte mais aussi d’illustrations. La plupart des traducteurs et adaptateurs se contentent de reprendre les gravures de la version originale comme si l’image offrait un langage universel. Mais ces images ne s’inscrivent-elles pas plutôt dans une iconographie spécifique basée sur la « Narrenkultur » allemande ? Le texte semble connaître aux XVIIe et XVIIIe siècles une éclipse qui reste à examiner ; et ce n’est qu’au XIXe siècle qu’apparaissent les premières éditions critiques de Strobel (1839), Zarncke (1854), Goedeke (1872), qui proposent diverses approches interprétatives et présentent le livre de Brant sous des aspects sans cesse différents. Comme l’avait suggéré son auteur même, le Narrenschiff semble être condamné à un éternel voyage, qui le mène d’un horizon à l’autre. En faisant du Narrenschiff une Nef des fous Foucault faisait-il finalement autre chose que pousser jusqu’à la limite un processus déjà inscrit dans la nature même du Narrenschiff ? Pouvons-nous considérer le Narrenschiff en tant qu’« œuvre ouverte » destinée à une actualisation toujours nouvelle ? Il s’agira, dans le cadre d’une thèse de doctorat, de répondre à ces questions en proposant une histoire de la réception du Narrenschiff depuis sa parution jusqu’à son évocation par Foucault, et même au-delà, le livre de Foucault ayant paradoxalement ranimé l’intérêt pour ce texte. Le premier pas indispensable pour un tel travail a été effectué en 1990 avec la publication de deux bibliographies sur Brant par Joachim Knape, Dieter Wuttge et Thomas Wilhelmi. Plus récemment l’analyse de la Stultifera Navis de Nina Hartl (2001) a procuré un exemple à suivre pour toute analyse comparatiste des textes. Enfin la thèse d’Anne-Laure Metzger-Rambach parue en 2008 a offert un premier balisage sur la chaîne des reprises du Narrenschiff jusqu’en 1509, envisagée du point de vue de la traduction, tandis que Frédéric Barbier s’est engagé dans un inventaire des exemplaires incunables de cette œuvre, travail qu’il convient de prolonger au XVIe siècle et au-delà. L’actualité du texte de Brant est indéniable, mais les analyses centrées sur son contenu et la façon dont il est retravaillé par ses réceptions successives restent à faire. Il s’agirait de fournir d’une part une enquête bibliographique utile pour de futures recherches et d’autre part une étude attentive du texte et de ses avatars, visant à redécouvrir le Narrenschiff à travers l’histoire de ses « effets » (Wirkungsgeschichte), histoire d’autant plus riche qu’elle sera également une histoire des rapports et échanges entre le latin et les littératures allemande, française, anglaise et néerlandaise, mais aussi entre ces littératures vernaculaires, à l’époque de la Renaissance.